Et, comme dans un chœur les strophes s'accélèrent,
Toutes ces voix dans l'ombre obscure se mêlèrent.
Les jardins de Bélus répétèrent : — Les jours
Nous versent les rayons, les parfums, les amours ;
Le printemps immortel, c'est nous, nous seuls ; nous sommes
La joie épanouie en roses sur les hommes. —
Le mausolée altier dit : — Je suis la douleur ;
Je suis le marbre, auguste en sa sainte pâleur ;
Cieux ! je suis le grand trône et le grand mausolée ;
Contemplez-moi. Je pleure une larme étoilée.
— La sagesse, c'est moi, dit le phare marin ;
— Je suis la force, dit le colosse d'airain ;
Et l'olympien dit : — Moi, je suis la puissance.
Et le temple d'Éphèse, autel que l'âme encense,
Fronton qu'adore l'art, dit : — Je suis la beauté.
— Et moi, cria Chéops, je suis l'éternité.
Et je vis, à travers le crépuscule humide,
Apparaître la haute et sombre pyramide.
Superposant au fond des espaces béants
Les mille angles confus de ses degrés géants,
Elle se dressait, blême et terrible, étagée
De plus de plis brumeux que l'âpre mer Égée,
Et sur ses flots, jamais par le vent secoués,
Avait au lieu d'esquifs les siècles échoués.
Elle était là, montagne humaine ; et sa stature,
Monstrueuse, donnait du trouble à la nature ;
Son vaste cône d'ombre éclipsait l'horizon ;
Les troupeaux des vapeurs lui laissaient leur toison ;
Le désert sous sa base était comme une table ;
Elle montait aux cieux, escalier redoutable
D'on ne sait quelle entrée étrange de la nuit ;
Son bloc fatal semblait de ténèbres construit ;
Derrière elle, au milieu des palmiers et des sables,
On en voyait surgir deux autres, formidables ;
Mais, comme les coteaux devant le Pélion,
Comme les lionceaux à côté du lion,
Elles restaient en bas, et ces deux pyramides
Semblaient près de Chéops petites et timides ;
Au-dessus de Chéops planaient, allant, venant,
Jetant parfois de l'ombre à tout un continent,
Des aigles effrayants ayant la forme humaine ;
Et des foules sans nom éparses dans la plaine,
Dans de vagues cités dont on voyait les tours,
S'écriaient, chaque fois qu'un de ces noirs vautours
Passait, hérissé, fauve et sanglant, dans la bise :
— Voilà Cyrus ! Voilà Rhamsès ! Voilà Cambyse ! —
Et ces spectres ailés secouaient dans les airs
Des lambeaux flamboyants de lumière et d'éclairs,
Comme si, dans les cieux, faisant à Dieu la guerre,
Ils avaient arraché des haillons au tonnerre.
Chéops les regardait passer sans s'émouvoir.
Un brouillard la cachait tout en la laissant voir ;
L'obscure histoire était sur ses marches gravée ;
Les sphinx dans ses caveaux déposaient leur couvée ;
Les ans fuyaient, les vents soufflaient ; le monument
Méditait, immobile et triste, et, par moment,
Toute l'humanité, comme une fourmilière,
Satrape au sceptre d'or, prêtre au thyrse de lierre,
Rois, peuples, légions, combats, trônes croulants,
Était subitement visible sur ses flancs
Dans quelque déchirure immense des nuées.
Tout flottait sur sa base en ombres dénouées ;
Et Chéops répéta : — Je suis l'éternité.
Ainsi parlent, le soir, dans la molle clarté,
Ces monuments, les sept étonnements de l'homme.
La nuit vient, et s'étend d'Elinunte à Sodome,
Ouvrant son aile où vont s'endormir tour à tour
L'onde avec son rocher, la ville avec sa tour ;
Elle élargit sa brume où le silence pèse ;
Les voix et les rumeurs expirent ; tout s'apaise,
Tout bruit s'éteint, à Rhode, en Élide, au Delta,
Tout cesse.