Tiens ! Bonjour Président !
(Conte fantastique)
Auteur : Dr Pierre Bailly-Salin
Mai 2002
Evariste Bontemps se réveilla tard ce jour-là ; il hésita un instant avant de paniquer, mais un obscur pressentiment lui disait que sortir du lit à cette heure tardive ne portait pas à conséquences ; ce n’est qu’en ayant rassemblé les éléments épars de sa personnalité qu’il tint pour acquis, s’étant longuement grattée la tête puis le pubis, que l'on était bien samedi matin, qu’il n’y avait donc pas le feu et qu’être au lit à huit heures n’allait pas entraîner un blâme cruel de sa chef de service.
La pensée de celle - ci, en robe de chambre puis en déshabillé vaporeux, lui tint chaud un bon quart d’heure et cela allait déraper dans les séquences de l’érotisme matinal quand une voix intérieure qu’il connaissait bien lui intima l’ordre de sortir du lit et de s’éloigner de ces pensées lascives, fussent - elles teintés de revanche sur les vexations subies de la part de cette dame lors de la semaine écoulée.
Les injonctions de cette instance autoritaire et sévère déclenchèrent une timide contre - offensive d’une voix langoureuse qui plaidait pour un petit câlin matinal qu’un début, prometteur, d’érection semblait autoriser... et plus si affinités...
“ Bon, puisqu’il en est ainsi, je convoque le conseil des Ministres ! qu’on soit au clair de ces querelles en aparté ! “
Décida Evariste. Ce fut le début d’une série d’interventions auxquelles Bontemps prêtait grande attention : son rôle était de tenir égale la balance entre les divers intervenants et de leur assurer un temps de parole équivalent, pratique qu’il tenait en droite ligne des sages lois de la République et plus précisément de la CSA lors des campagnes présidentielles !
“ Samedi est samedi et je réclame le droit à une grasse matinée et si besoin est, à un petit câlin ! Après tout nous sommes en congé et rien n’interdit rien ! L’hédonisme au pouvoir ! “
La main baladeuse dans l’entre - cuisse tels étaient les propos tenus par le Ministre des Loisirs et du Temps Libre, heureuse création de la gauche dans les années 1980 ! .
“ C’est la meilleure ! Vous avez - vous-mêmes proposé un plan mensuel de promenades culturelles pour les week - ends de mai : il faudrait savoir ce que vous voulez réellement et si vous n’êtes qu’un paravent pour d’autres intérêts inavouables ! “
s’exclama le Ministre de la Culture avec un léger trémolo dans la voix, trémolo qui devait peut - être quelque chose aux manifestations de plus en plus marquées du coté du bas-ventre
“ Je ne permettrai pas de voir mise en cause ma bonne foi ! Je demande l’avis du Ministre de la Santé : est - ce le physique - on voit ce que je veux dire ici - qui va commander ou les intérêts spirituels de la Nation ! J’exige l’arbitrage du Premier Ministre ! “
Évariste fut bien ennuyé d’être ainsi mis en demeure de trancher dans un débat délicat et, qui plus est, récurrent chaque semaine :
“ Tous les samedi matin c’est le même refrain : je propose une bonne fois pour toutes d’observer une règle d’alternance : un samedi repos et câlin, un samedi toilette complète matinale et sortie culturelle “
Des bravos émis de tous les bancs de l’Assemblée Nationale saluèrent cette péroraison et Evariste n’était pas peu fier d’avoir ainsi non seulement calmé le débat mais aussi d’avoir obtenu un net, un très net succès à la tribune.
“ Mais laquelle des options aura le privilège d’inaugurer cette proposition de Monsieur le Premier Ministre ? “
Cette question déclencha un brouhaha caractérisé dans les bancs de l’hémicycle et Evariste tira la couverture au-dessus de sa tête et, enfoui dans une douce chaleur et protégé de la lumière du jour, il ne tarda pas à... s’endormir !
Réveillé par la clarté, il émergea une heure plus tard et, cette fois - ci se leva d’un bond avec une technique mise au point depuis dix ans et dont il était très satisfait. Elle consistait à lancer ses deux jambes vers le haut et, d’un habile et vif mouvement de bascule, de se retrouver sans effort debout dans la ruelle du lit.
L’action l’avait ainsi débarrassé du débat sur “ Que faire ce samedi “
La question se reposa après la toilette au moment du choix d’un habillement adéquat au projet resté en suspends ! . Laissant sa main caresser les porte - manteaux de sa garde - robe - modeste, il faut bien le reconnaître - dans le coté penderie du placard, celle - ci s’attarda sur le fil à fil du costume gris :
“ T’as qu’à mettre le gris “
La mélodie - de qui et qui la chantait ? -, lui avait toujours plu ; c’était un air entraînant et les paroles étaient gaies ; elles faisaient intervenir une voix féminine qui poussait gentiment au choix. C’était un air favori de son père qui le fredonnait souvent le samedi matin.
Il décrocha donc le costume gris et ce n’est que fois habillé que le coup d’œil dans la glace en pied - bonne, très bonne acquisition, utile et flattant le narcissisme (mot entré il y a peu dans le “ Dictionnaire personnel “ d’Evariste (l’informatique !) par le biais du Nouvel Obs) - lui fit se reposer le choix de l’activité de fin de semaine.
Ah ! La foire de Paris ! Avec ce costume ? Guère adapté à ce type de manifestations. Ce qui domine c’est le survêtement Adidas du prolétaire en famille ! - courte hésitation...
“ Je serais un interlocuteur intéressant pour les vendeurs : un homme en costume soigné impressionne toujours, surtout dans ce contexte populaire ; on devient vite un acheteur potentiel sérieux ! “
Évariste Bontemps fut extrêmement satisfait de ce scénario et il eut le temps de le peaufiner et de s’en repaître dans le métro, transformé par les soins vigilants de son imagination, en Safrane directoriale.
Ce n’est qu’arrivé sur le parvis du Palais des Sports de la porte de Versailles qu’un sentiment d’étrangeté un peu dérangeant parvint peu à peu à sa conscience et ne prit forme que devant l’absence de queue devant les guérites des caisses ! Personne ! Il était quasi seul et l’immense pancarte sur la façade du hall I disait bien pourquoi ! :
“ Foire de Paris ;
30 avril - 8 mai 2002 “et l’on était le douze ! Bravo ! Bien joué ! Belle organisation ; Evariste se dit que l’opposition allait pouvoir s’en donner à cœur joie ! Ah on va les entendre s’ époumoner sur l’impéritie et l’incurie de nos gouvernants... et, pour tout dire, ils n’auront pas tort !.
Il en était là de ses réflexions quand deux hommes habillés, eux - aussi, en dimanche l’accostèrent pour lui demander fort civilement où se tenait le Salon des Équipements Collectifs et Communaux. Bontemps n’en savait, bien entendu, rien mais le désir d’être utile et de jouer un rôle le poussa à précéder les deux hommes, âgés et d’apparence hautement respectables, des provinciaux à coup sûr, à la recherche d’un panneau du Palais des Expositions où, sans difficulté, il trouva l’indication désirée :
“ Hall IV ; ça ouvre à dix heures “
Annonça - t - il fièrement. Il fut remercié avec une courtoisie telle qu’elle renforça l’hypothèse sur l’origine provinciale de ses deux interlocuteurs, des notables à n’en point douter et Bontemps se rengorgea de leur amabilité à son égard.
“ Mais vous-mêmes, Monsieur, vous vous rendez peut - être à cette manifestation ? “
Evariste fut secrètement très flatté de cette remarque : un costume gris, une bonne présentation et l’on pouvait se le représenter dans la peau d’un responsable d’équipements collectifs ou communaux ! Évariste s’inclina, ébaucha un geste évasif et s’en fut, savourant cet intermède qui compensait hautement la désillusion de l’absence de Foire de Paris : bonne journée, très bonne journée qui avait mal commencé mais connaissait un déroulement intéressant
“ La foire de Paris ! c’est pour le commun, le tout - venant...”
pensa - t il et, soudain, l’idée lui vint de rendre visite à cette exposition pour laquelle il n’avait pourtant aucun intérêt particulier : il serait ainsi dans la peau d’un décideur se renseignant sur des acquisitions utiles à la collectivité ou mieux à une commune ; pourquoi pas Lyon, Marseille ou Paris ! .
Quelle tête ferait Mademoiselle Séverine, sa chef de section au contentieux, si elle le voyait se documenter avec sérieux et compétence sur des équipements communaux.
Emballé par cette inspiration et heureux de se livrer “ en vrai” à son penchant favori de donner libre cours à la folle du logis : au lieu de se raconter des histoires, pour une fois, il allait les vivre vraiment ce qui était mille fois mieux !
Notre homme se dirigea donc d’un pas décidé vers le hall IV. Deux caisses seulement attendaient les entrants, peu nombreux et tous gens à la mise soignée, voire même un peu endimanchés : Des élus à n’en pas douter.
Lisant par-dessus la tête des deux hommes qui faisaient la queue devant lui, Bontemps fit la moue en voyant les prix affichés : 10 € par personne, cela faisait cher la matinée de fantasme. Il prit cependant sa place dans la courte file et était en train de sortir son porte - feuille sans avoir eut le temps de consulter le Ministre des Finances - lequel allait sûrement se lancer dans une diatribe féroce contre ces dépenses inconsidérées - lorsqu’une main se posa sur son épaule :
“ Ah ! Comment ! Monsieur le Président ! Non ! Pas vous, Monsieur le Président ! Vous plaisantez ! Voulez - vous bien me suivre ! je vous en prie ! “
Et Bontemps de se voir propulsé d’une main ferme au travers des chicanes d’entrée et de se retrouver au milieu du hall d’accueil. .
“ J’ai peur qu’à une heure aussi matinale tous les responsables ne soient pas encore arrivés !. J’en suis confus et ils vont être navrés ! L’inauguration par le Président Charade n’est prévue qu’aux alentours de 11 heures... mais vous connaissez ses légendaires retards ! Le mieux serait que vous fassiez un premier petit tour à votre aise et ils vous rejoindront ! “
Éberlué Bontemps l’était et il ne trouva rien à dire pour tenter d’expliquer le mal - entendu qui s’instaurait ; Quelle aventure ! et comment s’en sortir ? Trop troublé pour donner de chic une explication valable, Evariste hésita et partit d’un pas mal assuré dans la première allée qui s’offrait devant lui.
On le prenait pour quelqu’un d’autre c’était évident : pour “ Le “ Président... Président de quoi ?. Va savoir ! Comment se sortir élégamment de cette situation, en fait ce quiproquo était plus amusant qu’autre chose et flatteur avec cela. Évariste remit en place son nœud de cravate - quand je pense que j’aurai pu mettre un t-shirt ! -, et se lustra les cheveux....
À gauche et à droite des stands présentaient des modèles réduits de parcs de jeux d’enfants avec des engins en plastique multicolore que des vendeurs couvaient du regard et que quelques hommes d’âge respectable tâtaient d’une main précautionneuse.
Évariste goûta ces aperçus pittoresques qui eussent fait la joie d’un photographe tel Henri Cartier - Bresson. Voyant un sexagénaire faire osciller un gros poulet rouge vif sur son ressort, il ne put résister à en faire de même sur un canard voisin et la conversation s’engagea tout naturellement :
“ Ça n’ apparaît guère solide ce plastique “
Bougonna l’ homme au poulet.
“ Vous avez raison, mais, par contre, c’est d’un entretien facile. Et quand on connaît l’ardeur au travail de nos gardiens de square “
Évariste avait dit cela en pensant aux deux grosses commères martiniquaises qui officiaient au parc du Champ de Mars et dont il avait souvent admiré l’infinie capacité à ne rien faire.
“ Par contre le ressort semble solide “
Ajouta - il en forçant la bestiole à piquer du bec en avant.
“ Vous savez ! ils sont capables de tout briser ! “
“ Oh ! les petits peut - être pas mais il y a toujours de grands bêtes pour s’amuser après la fermeture ! “
“ Vous avez raison ! et avec leur principe de précaution, il ne sait plus comment mettre à l’abri sa responsabilité”
“ Principe de précaution bien souvent synonyme de principe de peur ! “
“ Ah ! Monsieur ! que je suis heureux de vous l’entendre dire.... et vous êtes trop... “
A cet instant, l’homme s’arrêta au milieu de sa phrase, regardant au-dessus de l’épaule de Bontemps. Celui - ci se retourna juste pour voir l’homme qui l’avait accueilli, un personnage tout rond, souriant et la main chaleureuse tendue vers lui, Evariste !
“ Cher Président ! Toujours le même ; au travail avant tout le monde ! . Vous étiez en conversation ? “
“ Le Président - que je n’avais pas l’honneur de connaître - m’a conquis par son sens de l’observation intelligente et son ironie salutaire ! Nous parlions du principe dit de précaution nouveau nom, m’a - t - il glissé, de la pétoche ! “
“ Ah ! La sécurité... voilà le maître - mot et il est au centre de nos préoccupations cette année, vous le savez mieux que tout le monde ! Mais voulez - vous commencer en ma compagnie un premier tour pour prendre une vue générale ; cela fait toujours plaisir aux exposants ! Voulez - vous vous joindre à nous ? “
Demanda cet homme aimable à l’interlocuteur de Bontemps. Son acceptation empressée le rassura et lui paru de bon augure pour une aventure qui s’annonçait originale, inattendue, inattendue mais périlleuse ajouta une voix intérieure qu’Evariste connaissait bien : celle qui le retenait sur la pente de ses débordements d’imagination.
Il n’était pas possible de réunir le Conseil des Ministres et de délibérer sur la conduite à tenir se dit Bontemps : une main amicale mais ferme lui avait pris le bras et le trio gagna le stand suivant.
Deux hommes sortirent précipitamment du léger abri servant de bureau et leur firent un accueil déférent. Ils représentaient du matériel sportif ; Evariste palpa machinalement la jonction entre les mailles et la bande blanche supérieure d’un filet de volley tendu entre deux poteaux métalliques.
“ Oui ! C’est bien là le point faible habituel, commenta un vendeur, et c’est la raison pour laquelle nous avons renforcé le système d’attache. “
“ On voit que Monsieur est un connaisseur “
souligna respectueusement le deuxième représentant.
Bontemps prit un air modeste et se dit que, décidément, ce samedi était un jour faste pour lui. Un doux bonheur l’envahit : il lui arrivait quelque chose, enfin ! et quelque chose d’extraordinaire... au diable la prudence : laissons - nous porter par le flot et vogue la galère. Plus question de discussions intérieures infinies et vaines ou d’interminables Conseils des Ministres : de l’action que diable ! ...
Le trio continua la visite, jetant un coup d’œil sur plusieurs parcs sportifs auxquels succédèrent des stands de mobilier urbain aux présentations aussi impeccables que semblables ! Évariste en fit la remarque et fut bruyamment approuvé par ses deux compagnons : la mode, toujours la mode et chaque fournisseur se retrouve dans une lignée créatrice identique à celle des autres... Phénomène de mimétisme se situant dans “ une certaine perspective de l’actualité” estimait le premier interlocuteur de Bontemps... alors que l’homme au poulet s’orientait plus prosaïquement vers le plagiat pur et simple !
Lancés sur ce sujet, ils changèrent de rangée de stands sans même s’en apercevoir et ils arrivèrent devant une tente imposante où Evariste lut, épouvanté :
“ Compagnie Générale d’Assurance Mutuelle Universelle “
Avec un panneau alléchant :
“La CGAMU.... L’assurance des Collectivités.... votre assurance ! .... “
“ Vous connaissez, Cher Président, la CGAMU ? “
Si Bontemps connaissait la CGAMU ? Tu parles ! Il y travaillait depuis douze ans comme commis aux écritures au bureau du contentieux, sous les ordres d’une pyramide de gens dont il connaissait à peine le nom et leur étage.
Il allait bredouiller une réponse dont il n’avait encore pas la moindre idée quand un homme de belle prestance, la boutonnière fleurie du ruban bleu du Mérite se précipita obséquieusement - trop ! estima, quant à lui, Bontemps - vers eux et les poussa littéralement à l’intérieur de la tente. Le modeste employé avait vaguement reconnu “ son “ Directeur général qu’il entrevoyait tous les ans à la cérémonie des vœux.
La CGAMU avait bien fait les choses : de la moquette, des présentoirs en bois vernis, des tables basses couvertes de brochures, des fauteuils confortables qui incitaient au repos....
C’est ce que ne manquèrent pas de faire les deux compagnons de notre pauvre Evariste qui les vit s’installer - que dis - je s’installer - s’étaler pour ne pas dire se vautrer dans les accueillantes bergères !
“ Me voilà bien, sapristi ! que ne me suis - je méfié ! “
Il ne reconnut aucun des trois membres de la compagnie d’assurance qui s’affairaient aimablement autour d‘eux et il se reprit peu à peu à espérer en sa bonne étoile du jour ;
Comme on pouvait s’en douter la conversation roulait sur les impératifs modernes de la sécurité et sur la tendance irrépressible de la société à trouver si ce n’est des coupables
“ Bien qu’encore ! “
Soupira l’homme au poulet, comme le désignait en son langage intérieur notre ami Evariste
“ Mais surtout des responsables et en particulier, précisa lourdement le directeur du stand de la CGAMU, des responsables solvables et qui le sont plus que les représentants des collectivités publiques ou privées ? ! . “
L’homme qui avait fait entrer Bontemps en ce temple des équipements collectifs approuva tristement cette évolution du droit et Bontemps se souvint brusquement d’une note, non ! d’une plaquette qu’il avait vue passer au Contentieux - son petit domaine - pour information. En un éclair il revit la plaquette qu’il n’avait pratiquement pas lu - quelle sottise ! - quelle paresse ! - mais dont le titre l’avait frappé.
Quelque chose comme :
“ Vos droits !!! ... Devant le Droit envahissant... “
et, miracle et mystère de la mémoire, Evariste, réputé pour ne rien retenir - au contentieux s’en était devenu une plaisanterie rituelle - se souvint brusquement du titre de la plaquette ; il ne put ni ne sut, ni ne voulut se retenir de briller - c’est là son moindre défaut ! - :
“ Mais je crois que vous avez publié un document, d’ailleurs très bien fait, sur ce sujet brûlant, document qui traitait - attendez ! laissez - moi une seconde de réflexion de vos droits et le Droit envahissant ? “
“ C’est extraordinaire, incroyable ! . Cher Monsieur vous m’étonnez par la précision extraordinaire de vos informations. C’est vraiment pour nous un encouragement puissant ! Monsieur ? ... Je n’ai hélas pas bien entendu votre nom ! ... “
“ Nous ne faisons qu’un tour préliminaire avant la visite officielle ! “
Évariste fut ravi de sa présence d’esprit - bien connue (de lui) - et réprima difficilement un frisson de soulagement en reprenant la déambulation entre les stands. Là, j’ai eu de la chance ; comme quoi il faut savoir tutoyer le danger - je crois que les Anglais disent tirer les moustaches du tigre.
Belle sottise !, s’exclama le ministre de l’ Intérieur : je demande une discussion sérieuse sur l’aventure en cours ; c’est proprement insensé et je ne...
Tutu ! coupa le Premier Ministre. À vous entendre on ne ferait jamais rien et la vie serait d’une monotonie tellement insipide. Laissons faire l’artiste...
“ Il est temps de revenir au stand d’accueil vos collègues doivent être arrivés et nous pourrons faire la visite complète avec le “ tour officiel “
La voix de celui qui l’avait propulsé dans cette étrange aventure lui parvint amortie et lointaine. Tiré de son monologue intérieur Bontemps approuva et fit demi - tour avec ses compagnons.
Le ministre de l’Intérieur, un couard toujours stressé par les responsabilités, tenta bien de se faire entendre pendant le court trajet mais Evariste n’y prêta guère attention
... Il va falloir jouer serré et ne pas commettre d’impair ; je sais déjà que je dois ressembler furieusement à quelqu’un ; c’est un avantage Les “ Officiels “, comme il dit, doivent me connaître mais si j’ai pu être pris pour l’autre par un, je peux l’être aussi par les autres. Ce raisonnement n’était pas pleinement convaincant et Evariste Bontemps envisagea un instant de disparaître... en allant aux toilettes par exemple. Mais quoi ! démissionner, sortir du jeu, de quelle médiocre conception de la vie cela témoignerait ! Les W-C ce sera pour plus tard en cas d’absolue nécessité...
Rassuré d’avoir une voie de dégagement, si l’on peut dire... Évariste suivit ses deux compagnons devisant de choses et d’autres et il se contentait d’approuver “ avec un rien de commisération supérieure “ leur propos. Ça Evariste savait faire...
Un petit groupe de gens manifestement importants au vu la couleur sombre de leurs costumes et de leurs chaussures noires correctement cirées - deux critères que Bontemps considérait comme de valeur indicative certaine - avaient envahi l’espace de l’ accueil et bavardaient avec ardeur.
Un homme semblait plus notable que les autres, le verbe haut, serrant les mains à la ronde avec entrain, avec ce type de poignée de main distribuée avec aisance, assortie d’un traitement de l’avant - bras à la fois familier et protecteur
Du travail de pro, estima Bontemps qui, dans le sillage de son mentor, arriva devant le leader.
“ Monsieur le Président ! Mes respects ! Vous connaissez le Président de l’Union.... “
Il fut coupé par une voix sonore par le Président - Vous en êtes un autre pensa Evariste -
“ Bien sûr ! Bien sûr ! “
Et il s’éclaircit bruyamment la voix et, ayant capté l’attention, attaqua sans fard :
“ Mes Amis je vous propose de commencer de suite la visite inaugurale, mais je ne saurai le faire sans avoir remercié d’aborden votre nom à tous... “
Évariste Bontemps, les mains derrière le dos ne put s’empêcher de se livrer à un sport bien connu de lui... la formulation intérieure et anticipée des discours officiels ; il avait pris cette habitude pour meubler l’ennui profond que distillait en ces circonstances le patron du CGAMU et toutes les autres huiles à l’heure des laïus et il avait acquis une réelle maîtrise de cet exercice.
... Les dévoué organisateurs au talent desquels il faut rendre hommage. Je suis sûr de traduire votre reconnaissance aux artisans de ce salon et, j’ose le dire, de son succès...
“ Que nous allons d’ailleurs constater immédiatement par nous - mêmes “
Conclut l’orateur - le vrai - qui, d’un pas rapide, entraîna son monde derrière lui, au premier rang du quel se tenait Bontemps. Le Président le saisi par le bras pour lui intimer gestuellement mais éloquemment la décision de le suivre et d’entraîner le reste de la troupe. Il lui glissa :
“— moi et croyez en mon expérience ! On gagne bien quinze minutes sur le temps de la visite en marchant devant d’un bon pas et en ne laissant pas les assistants se disperser sur ces fichus stands. Je compte sur vous, Cher ami, pour me suivre et entraîner derrière nous les moutons de la corporation... Allons - y gaiement ! “
L’entrain dynamique de ce personnage dont la rondeur n’excluait pas l’agilité séduit si profondément Bontemps que celui - ci en oublia un temps toute inquiétude concernant l’avenir de cette aventure. Il se délectait de voir le Président serrer les mains sans barguigner, toujours souriant et chaleureux, passer d’un stand à l’autre de sa démarche sautillante, étrange d’agilité pour un homme aussi enrobé. L’aisance et la rapidité avec laquelle il savait couper court à des démonstrations trop longues en s’exclamant à la cantonade étaient un modèle du genre :
“ Messieurs venez voir cette petite merveille “
Proclamait - il en se tournant vers le cortège tout en profitant de l’arrivée de celui - ci sur le stand pour le quitter en douce et passer au suivant obligeant ses suiveurs à le rejoindre d’un bon pas au grand détriment de leurs petites parlotes.
Bontemps, toujours sensible à ces vertus d’aisance souveraine, fit la remarque au Président :
“ Vous transformez les suiveurs en poursuiveurs “
Déclenchant un rire sonore qui faisait tressauter la bedaine du Président.
“ Eh vous êtes un gaillard qui me plaît : vous serez de la race des bons Présidents : célérité et rapidité avant tout et vivement le banquet ! “
Exalté Bontemps se lança sans réfléchir sur la minime aire de jeu où il avait rencontré son premier visiteur. Appelant le groupe des personnages officiels il improvisa un petit discours sur l’avantage du plastique des animaux de basse - cour qui attendaient, dociles, sur le stand, faisant rire l’assistance en reprenant l’heureuse conjonction entre la facilité de l’entretien et l’ardeur au travail des employés municipaux.
“ Vous avez la manière, mon jeune Collègue, et, malgré votre jeune âge, je peux vous promettre un bel avenir dans la corporation des Présidents “
“ Allons nous enchaînons car nous avons encore des choses à voir ! Chers amis... enchaînons !, suivez - nous ! “
Et le Président ayant repris d’autorité le bras d’ Evariste Bontemps enfila une nouvelle avenue qu’il parcoure à pas vifs saluant à la ronde les vendeurs à leur poste, les gratifiant parfois d’un compliment aussi appuyé que superficiel.
Notre ami, en cet équipage, ne se sentait pas marcher : d’ailleurs il volait et il en oubliait presque de faire le commentaire mental dont il était coutumier. ; tout au plus se pinçait - il pour mieux se voir dans le rôle qu’on lui avait attribué : “ Le Président Evariste Bontemps “ ... ça sonne bien et au total ça n’est pas très difficile de “ faire “ le Président : de l’autorité, autorité naturelle s’entend, de celle qui se sent et ne se discute pas et de l’aisance, toujours de l’aisance chaleureuse sans familiarité... on parle haut et fort, avant que les autres n’aient eu le temps d’ouvrir la bouche, on prend les décisions, on marche devant et l’on félicite tout le monde...
Non il se voyait très bien dans le rôle et saluait tous ceux qui se pressaient devant leur stand : les démonstrateurs de balais mécaniques pour rues et trottoirs comme les présentateurs de bancs publics ou de matériels publicitaires.
Tout à son jeu Evariste ne réalisa qu’ils étaient parvenus au stand de la CGAMU qu’au tout dernier moment en passant sous la banderole porteuse du sigle bien connu... de lui ! Le Directeur qu’il avait séduit peu auparavant se précipita sur le couple qu’il formait avec le Président (le vrai !) et leur fit grand accueil ;
“ Votre collègue, Monsieur le Président, nous a fait la bonne surprise de connaître et d’ apprécier notre brochure sur “ Vos droits devant le Droit envahissant “ et d’en faire un commentaire tout à fait remarquable ! “
“ Il faut dire que ce document est bien d’actualité devant les tendances actuelles de la jurisprudence à chercher partout des responsables et surtout dans les rangs des élus locaux, non coupables mais responsables ! “
Glissa Evariste en qui tous les clignotants étaient au vert le plus printanier depuis plus d’uneheure !
“ C’est un sujet d’une actualité brûlante et j’avoue que votre initiative et celle de votre compagnie avaient échappé à mon attention vigilante, malgré son titre évocateur. Je vous en félicite chaudement et je peux vous dire en tant que, Président des Élus Communaux, je suis ces questions avec intérêt. Vous voyez que mon jeune collègue est encore plus au fait que nous et je lui en fais mon compliment ! “
À ce moment, Evariste Bontemps qui se composait une attitude déférente et digne à la fois dont il n’était pas peu fier leva les yeux et aperçu derrière le grand patron de sa Compagnie la tête ahurie de Mademoiselle Séverine, sa chef de service au Contentieux. Celle - ci, la bouche grande ouverte, le contemplait de son regard de myope, visiblement ahurie et ne comprenant manifestement pas ce que faisait son adjoint de rédaction en cet aréopage.
Celui - si se senti rougir intensément - cela il savait faire ! - et cloué sur place ne trouvait aucune parade ni aucun comportement adapté au développement nouveau de la situation !
Leur surprise mutuelle n’avait pas échappé aux yeux vifs et souriants du président :
“ Vous vous connaissez, je vois ; cela explique peut - être votre excellente connaissance des brochures de la CGAMU, Cher Président, mais au fait quel est votre nom ? “
“ Bontemps “
Murmura Evariste
“ Mais non ! Cher ami, je veux dire votre prénom ! “
“ Évariste “
Ajouta - t - il d’une voix quasi inaudible.
“ Si, comme je le présume, c’est à vous que nous devons la transmission si remarquable de nos documents permettez-moi de vous en féliciter Mademoiselle ; Mademoiselle Séverine est la responsable de notre service contentieux, service qui est à la plus entière disposition de vos adhérents, Messieurs les Présidents “
Intervint alors le patron du CGAMU, prenant la balle au bond.
Séverine et Evariste se faisaient face à face ne sachant au juste quel ton adopter.
“ Ainsi vous vous intéressez au contentieux des collectivités Monsieur Bontemps ? “
“ À temps complet ! Mademoiselle ! “
“ À temps complet, c’est peut - être beaucoup dire ! Cher Monsieur ! mais vous avez su vous servir très heureusement de vos connaissances et je vous en fais compliment “
“ Assez bavardé, la visite se termine tout naturellement sur votre stand et je me permets de vous féliciter encore de la collaboration que vous nous apportez, vous et vos collaborateurs, à nous, pauvres élus locaux et je vous convie tous à déjeuner au restaurant du Salon ! “
conclut jovialement le Président (le vrai)
“ Vous êtes des nôtres, bien entendu “
Ajouta - t il se tournant vers les deux jeunes gens.
Évariste ne savait quelle contenance adopter et il était prêt à retrouver son maintien de subalterne obscur, solution qui lui était assez naturelle ; il fut sauvé par la plaisanterie que lui décocha d’entrée de jeu Mademoiselle Séverine :
“ Je n’aurai jamais cru que vous ayez enregistré quoi que ce soit de nos activités communes au Contentieux ni surtout que vous en auriez su faire profiter des gens importants ! ! ! “
“ Il ne faut jurer de rien, comme vous le voyez Mademoiselle Séverine ! “
“ Cessez -de faire l’enfant ! Dites - moi plutôt comment vous en êtes arrivé, vous Evariste, à jouer les Présidents au petit pied ! “
“ C’est une longue histoire qui commence avec une chanson... “
“ Une chanson ? ! “
“ Oui : Le costume gris “ T’as qu’à mettre le gris “ C’est une vieille chanson que j’ai fredonnée ce matin et qui m’a donné l’idée de mettre mon costume gris. Sans lui je n’aurai pas été au Salon des Collectivités Locales, sans lui je n’aurai pas été pris pour je ne sais qui, sans lui je ne vous aurai pas rencontré... “
“ Sans lui le grand patron ne m’aurait pas chaudement félicité sur notre brochure ! “
Continua Séverine en souriant.
“ Oh ! notre brochure c’est bien s’avancer... ! “
Cela lui avait échappé et fit rire sa “ chef “
“ Je ne vous le fais pas dire ! C’est vrai et je me demande comment vous avez bien pu vous souvenir du titre... vous ! “
Évariste ne pouvait lui expliquer que le Droit envahissant l’avait fait associer aux discussions qui émaillaient sa vie personnelle secrète et qui prenaient une telle ampleur que cela l’inquiétait parfois légèrement. Je suis moi aussi envahi par le droit, avait - il pensé.
À ce moment, le Président Charade, arrivé derrière eux, les prit par le cou et leur dit :
“ Chers amis ; je viens de commander dix mille exemplaires de la brochure de votre “ Droit envahissant “ : c’est un très bon titre, une remarquable idée et une nécessité pour nos adhérents. Je vous suis très reconnaissant, Cher Ami, d’avoir attiré mon attention sur ce document précieux et vous, Mademoiselle, j’ai appris que vous en étiez l’auteur et je vous en félicite ! “
Mademoiselle Séverine était devenue toute rose et roulait nerveusement des boulettes de mie de pain. Elle jeta latéralement un regard à Bontemps et ce regard n’avait plus l’éclat noir de ceux qu’elle lui lançait au bureau lorsque Evariste s’était par trop enfoncé dans son monde imaginaire et s’était, de ce fait, éloigné sensiblement de ses activités professionnelles.
“ Ce n’est pas un samedi comme les autres “
Commenta sobrement Bontemps sans avoir même l’idée de consulter ses instances intérieures.
“ Ça vous pouvez le dire “
ne rechigna pas à approuver Séverine. Cela donna à Evariste l’aplomb d’avancer son pion :
“ On pourrait quitter le banquet : j’ai peur d’être percé à jour... “
“ Peur, ! Vous ! cela me surprendrait bien après ce que j’ai vu tout à l’heure ! “
Évariste consulta le psychologue de service qui conseilla de poursuivre en cette voie et d’adopter un profil bas ;
“ On sera plus tranquille pour parler “
Osa - t il un peu platement ; il avait bien mérité le coup de patte qui s’en suivit :
“ Pour parler du bureau ou du droit envahissant ? “
“ Pour parler de tout ! “
Et se levant discrètement de table Evariste Bontemps remercia le costume gris !
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Paris / France